Je suis Alain Sweeney, le dernier gardien de tour du Québec. J’ai effectué ce travail lors de l’été 1981. Alors âgé de 17 ans, fraîchement diplômé et prêt à devenir garde-forestier, au lieu d’un stage on m’offre ce gagne-pain particulier. À l’emploi de la société de protection des forêts de l’époque, mon rôle était de surveiller la forêt du sommet de la tour afin de repérer des fumées suspectes ou tout autre indice d’incendies. J’y travaillais suivant un cycle de 10 jours de travail suivis de 4 jours de congé, le tout de 8h à 17h. J’ai occupé cet emploi durant quatre mois, soit de mai à août. Je vous livrerai dans cette chronique, les différentes péripéties que j’y ai vécues!
La tour à laquelle on m’avait affecté était située au sommet du Mont du Général-Allard. Depuis plus de cinq ans, elle était la seule tour à être encore utilisée. Son positionnement sur la base militaire de Valcartier justifiait son utilisation puisque les avions de détection n’étaient pas autorisés à survoler ce territoire. Cela faisait en sorte qu’on n’était pas trop dérangé, l’accès à la forêt étant lui aussi restreint. Lors de ma première journée, on m’avait déposé en hélicoptère sur mon lieu de travail. Je n’aurai pas le droit à ce privilège une autre fois! Au début de mon cycle de travail, on me laissait plutôt à l’entrée du site avec ma nourriture pour 10 jours que je devais trimballer sur 4km afin de me rendre jusqu’à la tour. Arrivé là, une petite habitation de fortune m’attendait où je m’installais pour la durée de mon séjour. Vous comprendrez que j’y recevais peu de visite, outre les animaux sauvages peuplant ces bois.
Le travail sur une base militaire s’effectuait en solitaire. À l’époque glorieuse des tours de détection, il arrivait que femme et famille s’installent dans les bois avec le gardien. Impossible de faire de même lorsqu’on se trouve sur les territoires de l’armée. J’ai reçu une fois la visite d’un militaire. Cela a fait augmenter drastiquement ma moyenne de contacts sociaux! En temps normal, mes contacts se limitaient aux rapports quotidiens que je devais effectuer par radio au centre de commandement. Il m’était impossible de contacter quelqu’un en dehors de mes heures de travail puisque personne ne se trouvait au poste. À ce moment, j’étais donc complètement laissé à moi-même. Il arrivait parfois que je doive évacuer la tour. Cette dernière se trouvait dans un champ de tir utilisé par les pilotes pour se pratiquer. Lorsque le terrain était requis, on me faisait descendre de la tour et je devais attendre à l’extérieur du terrain de pratique que l’exercice soit terminé.
Je n’oublierai jamais la première fois que je suis monté dans la tour. Pour entrer dans la cabine se trouvant à son sommet, il fallait passer par une trappe au plancher. Assez simple a priori, mais plutôt effrayant lorsqu’elle se trouve à 60 pieds de haut! Je m’agrippais le plus fortement possible à l’échelle, en espérant ne pas tomber, tout en essayant de soulever la trappe. Tout s’est finalement bien déroulé, malgré quelques petites frayeurs. Cependant, l’aventure ne s’arrêtait pas une fois le sommet atteint. À cette hauteur, on ressent beaucoup les bourrasques.
J’ai vite appris qu’il fallait défendre sa nourriture lorsqu’on se trouve en forêt. N’étant pas équipé pour conserver des aliments périssables, j’avais principalement apporté du pain et des aliments en conserve pour m’alimenter durant mon premier cycle de travail. Arrivé à la petite cabane qui me servait d’habitation, j’avais laissé mes vivres sur la table avant de monter au sommet de ma tour. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque redescendu en fin de journée, je constate que la presque totalité de ma nourriture a disparu pendant la journée! Certains animaux ont dû avoir tout un festin! Trop gêné par cette erreur de débutant, je décide de n’en parler à personne et de me sustenter des quelques aliments restants pendant les jours suivants.
J’avais peu de connaissances de la vie en forêt lorsque j’ai débuté comme gardien de tour. Je dirais même que j’étais plutôt effrayé par les animaux sauvages. Je fermais difficilement l’œil lors de mes premières nuits puisque ma cabine grouillait de mulots. Je les sentais se promener partout à la recherche de nourriture. J’ai même cru pendant un certain temps qu’un ours venait me visiter, car j’entendais fréquemment gratter près de la porte. Finalement, ces bruits se sont révélé n’être causés que par un porc-épic. Malgré tout, ces sons étranges m’ont suffisamment effrayé pour que je passe quelques nuits à dormir au sommet de la tour plutôt que dans ma cabane. Au sommet, le confort y était encore plus rudimentaire. Une table circulaire où se trouvait l’alidade, instrument de repérage des feux, se trouvait au centre de la cabine. Je devais donc dormir en rond autour de ce meuble. Les courbatures et maux de tous genres étaient donc assurés!
Lors de mon embauche, j’avais offert à mon patron de travailler 20 jours en ligne au lieu des 10 demandés lors de mon premier cycle de travail. J’espérais démontrer ainsi ma motivation et mon engouement pour ce nouvel emploi. Le manque de nourriture, la crainte des animaux sauvages et la monotonie de la tâche sont cependant rapidement venus à bout de ma détermination. Lorsque mon patron est venu me chercher à la fin de cette première période, j’ai eu envie de lui sauter au cou tellement les contacts humains m’avaient manqué. Dans l’autobus en rentrant à la maison, je regardais tous les passagers et leur souriait à pleines dents! Je ne me rappelle pas avoir trouvé les gens aussi beaux qu’après ces vingt jours isolé en forêt.
J’ai soufflé mes 18 bougies en forêt. La vue du sommet de la tour rendait encore plus difficile le fait d’être seul pour mon anniversaire. En effet, de là-haut, j’apercevais toute la ville de Québec. Je savais que pendant ce temps, tous mes amis s’y trouvaient à faire la fête alors que je surveillais la forêt. Une fois ma journée de travail terminée, je n’avais aucun divertissement. De plus, la nuit vient rapidement lorsqu’on se trouve dans les bois. Mes célébrations se sont donc résumées à attendre que le temps passe et à me coucher tôt. Le gardien de tour précédent avait eu la bonne idée de s’apporter des batteries pour être en mesure d’écouter la télévision à la fin de la journée. Malheureusement pour moi, je n’étais pas aussi débrouillard.
J’avais de nombreux problèmes avec les mulots. En plus de manger ma nourriture, il m’empêchait de dormir la nuit. Afin de remédier à cette situation agaçante, j’ai eu l’idée d’amener des pièges à souris. Je les ai donc installés avant de quitter les bois pour mes quatre journées de congé. Je me disais alors que je n’aurais qu’à ramasser le tout à mon retour et que je devrais par la suite avoir réglé mon problème. À mon retour, j’avais bel et bien fait quelques prises, cependant elles venaient avec une odeur immonde de décomposition! Il fallut plusieurs semaines avant que l’odeur ne disparaisse complètement.
Par mesure de sécurité, je devais quitter la tour lorsqu’il y avait de la foudre. De même, lors des journées de pluie, je n’avais pas à inspecter le territoire puisque le risque d’allumage était assez faible. Cependant, d’autres tâches m’étaient dévolues à ce moment. Je devais m’assurer de l’entretien du chemin qui menait à la tour. Je m’occupais également de préparer le bois qui serait utilisé l’été suivant. La cabane étant équipée d’un poêle à bois, il était nécessaire d’avoir quelques réserves. Malheureusement pour moi, ces efforts ont été faits en vain, puisque personne ne reviendrait travailler dans cette tour après mon départ. En effet, à la fin de cet été, la décision fut prise de mettre fin définitivement à la détection par tour des incendies de forêt. Malgré la solitude et la monotonie de cet emploi, je dois néanmoins avouer que cette expérience a été très formatrice!